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l’homme et la ville et leur constitution en tant qu’itinéraire sentimental, par le Dr. Ramón ROMÁN ALCALÁ

L’HOMME ET LA VILLE. LES VILLES ET LEUR CONSTITUTION EN TANT QU’ITINÉRAIRE SENTIMENTAL

La crise des sociétés occidentales pose la question de savoir dans quelle mesure lesdites sociétés sont encore à même de continuer à produire l’individu nécessaire à leur fonctionnement. Le premier et principal atelier de fabrication des individus est la famille. La crise de la famille contemporaine, la désintégration des rôles traditionnels et ce qui en découle désoriente et pousse les individus à l’autonomie et à l’émancipation. La technique moderne, qui a inauguré une nouvelle étape de l’humanité, a envahi non seulement le domaine de l’économie et de la production, mais aussi celui du social et de la culture. Ainsi, l’émergence de la culture de masses et de « l’industrie culturelle » a été acceptée non pas en tant que phénomène aliénant, mais plutôt comme l’apparition d’immenses possibilités de création et de diffusion de la culture au sein des villes.

En effet, l’impact des changements sociaux les plus récents, qui dérivent de la transformation contemporaine du système de production, accompagnés de la diffusion de nouvelles technologies et de l’internationalisation du capital dans un monde rétréci, ajoute encore de la complexité à cet espace, déjà si varié en soi, qu’est la ville. Jadis définie comme un lieu sacré et de représentations symboliques, la ville constitue aujoud’hui, avant tout, un espace de reproduction de la société qui s’en sert quotidiennement. Ajoutons encore à cela son sens d’espace hérité, d’espace de capital, d’espace de consommation, d’espace de signifiés et de valeurs symboliques, espace qui fait l’objet de différentes approches et tentatives d’explications, de différentes formes d’analyse et d’interprétation, depuis les perspectives écologiques jusqu’aux approches économiques, sociales et humanistes.

La forte différenciation interne de l’espace urbain en termes physiques, ou d’usages du sol,  ou de composition de la population, ou encore d’activités de loisirs et de culture, et comprenant  tant de caractéristiques sociales, de comportements et de problèmes différents, est l’une des principales caractéristiques des villes actuelles. Dans le cadre de cette équation schématique mais non point fausse, le rapport de l’homme avec son milieu, avec sa ville, doit s’adoucir, et rechercher un axe qui lui permette de résoudre les besoins créés par l’expulsion progressive de l’intérieur vers l’extérieur. Ce point-clé grâce auquel nous sommes capables, en tant qu’êtres humains, d’interpréter la réalité, c’est les sentiments. À la frontière entre deux millénaires, le moment est venu de reconsidérer le rapport qu’entretient l’homme avec son milieu, ainsi que la perception que nous en avons.

La logique extravagante du touriste, qui n’a pas le temps, a transformé la plupart de nos villes historiques en endroits de passage. Même pour le citadin, la ville demeure en grande partie invisible, ce qui nous empêche d’ailleurs de recourir à la tentation du souvenir, puisque nous ne savons pas regarder ; nous avons perdu la capacité de contempler. Nous ne sortons plus dans la rue pour tout appréhender avec avidité mais, au contraire, aux aguets, à l’affût d’un gibier (et éventuellement armés d’appareils-photos ou autre caméscopes) que nous nous empressons d’abattre pour ensuite retourner à la caverne où nous nous sentons en sécurité.

La réalité devrait être toute autre. On ne peut découvrir une ville que si l’habitude quotidienne et ordinaire devient  une passion inattendue, et que la la ville s’agrandit sous nos yeux, et que l’on découvre des murs, des façades, des palais abandonnés, des vestiges inachevés. C’est lorsque cette transformation s’opère que la ville invisible se révèle et s’ouvre au voyageur contemplatif et solitaire, et lui offre tout l’espace non parcouru qui s’inscrit dans la mémoire de quiconque le regarde pour la première ou pour la dixième fois.

LES VILLES EN TANT QU’ITINÉRAIRES SENTIMENTAUX COMPLEXES

Le programme que nous proposons visera à récupérer les rapports sentimentaux entre l’homme et la ville, en tant qu’éléments organisateurs de nos activités, qui facilitent la mobilité et qui  nous sécurisent tous du point de vue émotionnel. Il est évident que la culture prédominante  est soumise, dans nos villes, à la souveraineté de la technologie. Nous devons toutefois, à travers les émotions, créer une nouvelle culture où s’intègrent la science, la technologie et l’humanisme. Si nous prenons cette idée comme horizon, connaître une ville, c’est la sentir et s’en émouvoir à travers les sentiments que nous en percevons et la connaissance qu’elle nous apporte.

Les villes ne sont pas seulement des faits objectifs, constitués d’un paysage, de structures urbaines et de caractéristiques de population, mais aussi et surtout un espace vécu, senti, valorisé et perçu de façon différente par les individus à travers leurs représentations mentales et leurs impressions individuelles et collectives. Cette approche de la ville en tant que champ perçu, fondé sur la psychologie et dans le cadre d’un courant de pensée phénoménologique, reconnaît la ville  comme une image représentative d’un milieu réel qui influence la connaissance humaine.

En effet, il existe une interaction sentimentale entre l’image de la ville et le comportement humain, lesquels construisent des rapports homme-ville qui déterminent le sens et le symbolisme des différentes parties de la ville. Percevoir, sentir et penser sont trois processus qui engendrent une certaine information, laquelle conditionne non seulement l’expérience personnelle de l’individu, mais aussi sa culture, ainsi que les différentes étapes du cycle de sa vie citadine.

De la rencontre passionnée, sentimentale, entre une ville et un regard, surgit un modèle mental du milieu réel qui intègre l’homme à son passé, à son présent et à son avenir. Cependant, cette image individuelle se forge tout d’abord à partir de l’espace personnel (la chambre, le foyer), des déplacements quotidiens que nous réalisons (au lieu de travail, pour faire les courses, aux espaces de loisirs, de récréation, de détente), et des sens socio-économiques et culturels des zones que nous traversons.

L’intérêt de cette approche de la ville, fondé sur la psychologie et favorisé par un certain courant de pensée phénoménologique, dérive de l’importance de la perception de l’environnement  pour la formation de l’image du milieu réel, ainsi que du fait constaté que c’est l’image qui influence le comportement des individus et non pas, directement, le milieu qui influence leur conduite, comme l’affirmait l’analyse traditionnelle des rapports milieu-homme, basée sur la théorie stimulation—réponse. Ce sont donc les images mentales qui déterminent le sens et le symbolisme des différentes parties de la ville ; ce sont elles qui conditionnent les comportements des citadins vis-à-vis de questions concrètes telles que le choix de la zone de résidence dans le cadre des possibilités économiques, ainsi que des endroits où l’on va faire ses courses, des lieux de travail, des espaces de loisirs ; et leur analyse est donc indispensable pour comprendre le comportement des individus et le fonctionnement de la ville.

Lors donc, ni homme « tout raison », ni homme « tout sentiment », mais plutôt un modèle  « d’être humain à rationnalité limitée ». L’image que nous construisons de la ville apparaît comme résultat du filtre établi par nos mécanismes physiologiques et psychologiques de perception, qui s’ajoutent aux expériences personnelles et aux systèmes de valeurs des stimuli de l’environnement auxquele le cerveau est soumis en permanence. Ceci nous mène à penser que chaque personne vit dans son propre monde, et perçoit l’espace de façon différente. Bien que cette affirmation soit correcte, il n’en est pas moins vrai qu’il existe des images collectives de la ville qui sont partagées par de grands groupes, sur la base de similitudes quant à la socialisation et aux expériences communes. Cela veut dire que l’aménagement urbain, comme l’a observé Kevin Lynch, est élaboré et organisé à partir de cinq éléments singuliers (sentiers/itinéraires, bords, quartiers, points de rencontre/noeuds, et repères spatiaux locaux), et qu’il a le pouvoir de modifier et de perfectionner la lecture que nous faisons, à travers lui, de la ville.

DEUX MODÈLES DÉSUNIS : PASSÉ ET PRÉSENT

Le système technologique et l’organisation sociale sont intimement liés, et ils définissent de concert le modèle hégémonique qui tend à s’imposer et à se matérialiser sur un territoire à travers une organisation concrète. Toutefois, le modèle hégémonique n’opère  pas sur un vide social, et ne fait donc pas table rase des autres modes pré-existants de façon immédiate, mais cohabite avec ceux-ci, même s’il vise leur élimination. C’est ainsi que les modes marginaux trouvent une issue par le biais d’un système technologique alternatif, lequel se traduira par une certaine forme et un certain usage de l’espace urbain, ce qui provoquera tensions et conflits.
Tout modèle social qui va de pair avec un mode de production hégémonique requiert donc une ville neuve, ce qui va à l’encontre des structures sociales, des formes et des usages des sols dorénavant inadéquats. Un système tendant exclusivement à favoriser les intérêts économiques, commerciaux et des services crée un discours hygiéniste, dont le résultat est une ville régie et conçue par et pour une certaine bourgeoisie. Mais les nobles intentions de cette dernière ont  néanmoins l’inconvénient d’échouer dans le développement harmonieux de la ville, car elles ont pour conséquence la détérioration des quartiers historiques et populaires, ainsi que la croissance  des quartiers de la « zone » périphérique qui, par leurs carences, rompent la normalisation recherchée.

Il y a donc deux éléments qui ne font pas corps avec ce modèle, éléments qu’il vaut la peine de connaître et sur lesquels il convient de réfléchir. Le premier est constitué par les ruines qui apparaissent dans la physionomie de toute ville historique. C’est le passé qui parle à travers elles, et parfois à travers leur décrépitude, si riche de sens. Pour cette raison, le rapport que l’humain entretient avec elles est ambigu : soit elles passent inaperçues et engendrent une certaine indifférence dans leur décrépitude, soit elles tirent de celle-ci un attrait qui interpelle l’orgueil du passant. L’ autre élément de réflexion nécessaire concerne les quartiers les plus profondément marginaux, urbainement déstructurés, lesquels engendrent une opacité qui fait parfois obstacle à toute intervention. Ils se voient alors doublement punis : il est impossible d’y intervenir du point de vue urbanistique, et ils font naître des sentiments de répudiation et d’incompréhension chez les habitants.

En fonction de ce qui précède, et en tenant compte des représentations mentales des citadins vis-à-vis de l’espace qu’ils habitent, de la façon dont les images qu’ils s’en font sont liées à l’espace, ansi que des contributions concernant la perception du milieu, il nous est possible d’aborder l’image que nous nous faisons d’une ville à travers d’itinéraires soit positifs, splendides et immaculés, soit négatifs, difficiles et confus. La première option, si l’on ose dire, tape à l’oeil : elle est politiquement attrayante, elle attire le touriste, et elle prétend représenter l’image de la ville. Tout y est bonheur, « souvenir », fiction. Les itinéraires de la seconde catégorie, étrangers à cette image sensible de la ville offerte à la mémoire touristique, s’imposent puissamment au voyageur, faisant naître chez lui des sentiments plus affligeants, voire plus violents. Cette vision ambiguë et  floue de la ville n’est jamais proposée par aucun guide touristique, ni par les recueils d’excellences urbanistiques, car la ville se refuse à offrir cette vision et il faut la lui arracher. Peut-être croit-elle qu’en la niant, nous ferons semblant d’imaginer que cette vision n’existe pas.

Il n’est pas possible, pour une présentation comme celle-ci, d’établir une classification de chacun des itinéraires sentimentaux que possède une ville, et nous allons nous restreindre à deux d’entre eux. L’un, comme nous l’avons déjà dit, a trait au passé (illusion, perte, mémoire) ; l’autre est lié au présent (réalité, politique, problèmes). D’un côté, nous réfléchirons sur ce rapport étrange et puissant qui, dans les villes ayant un passé, s’établit entre leurs ruines et les visiteurs qui s’en approchent, qu’ils soient étrangers ou résidents. De l’autre, un côté moins romantique, plus réel et quotidien, et qui pose des problèmes qui touchent presque toutes les société urbaines. Le manque d’ordre dans tout quartier de la ville engendre des zones difficiles à contrôler, d’une grande insécurité, des zones opaques au pouvoir et à toute forme d’organisation « politique ».

LE PASSÉ EN TANT QUE DÉSOLATION: PROMENADE PARMI LES RUINES

Nous trouvons dans les villes des espaces physiques liés au passé, et conservés tels quels à ce titre. Ce sont tous ces lieux où l’on se rend en pèlerinage, à la recherche des origines qui ne sont plus, qui ne peuvent se reproduire. Lorsque Virgile réduit la destruction de Troie à cette seule phrase : « Troia fuit », ce passé du verbe sans possibilité de retour fait de la ville une ruine. Les ruines sont un symbole évident du déclin et de la perte de grandes cités, dont le temps est à jamais révolu.

Toutefois, ce passé en débris exerce sur nous un attrait énigmatique. Les seules ruines qui soient tristes sont celles qui sont actuelles : ces énormes immeubles qui sont présents dans toutes les villes, et dont ne subsistent que leur façade. Par contre, les ruines archaïques, celles des temps antiques et nobles, possèdent vie et présence, et continuent d’affirmer malgré le désastre l’orgueil des actions des hommes qui furent capables de les construire. L’honneur et la gloire, le feu des incendies, les reconstructions furieuses des générations, les cris des héros, ceux des bourreaux, ceux des victimes, tous nous parviennent depuis le silence des ruines. Il existe un secret plaisir à imaginer ou à savoir ce qui ne peut faire l’objet d’aucun souvenir, comme un théâtre d’ombres que nous recréons et transmettons aux générations futures.

L’homme est attiré par la fin des choses. L’on chante le crépuscule, la perte, la défaite, comme si la mort fût plus digne ou eût plus de grandeur que la naissance. Dans les villes faisant partie du patrimoine de l’humanité, les ruines exercent une influence empreinte de respect sur le voyageur. L’exaltation de la ruine en tant que symbole évident du déclin et de la perte fut portée par le Romantisme à des niveaux inimaginables. Au seuil d’un nouveau Millénaire, on assiste à un retour de mode des craintes et frayeurs que l’irrationalité humaine attribue aux cycles fatidiques, aux dépens de l’innocente arithmétique des calendriers.

Il faut aujourd’hui tirer parti de cet envoûtement du déclin pour récupérer, depuis le présent, ce passé ruineux et noble. Depuis toujours, les esprits des hommes se sont complus dans les annihilations et les catastrophes. Pour n’en donner qu’un exemple, dans les Écritures, après le Chaos et la Création, nous assistons au Déluge (dont seuls les poissons semblent avoir échappé, comme observe avec humour un Père de l’Église) puis, de toutes parts, aux destructions de villes, de temples, de peuples entiers, lesquelles semblent assumer une joyeuse fonction d’exhortation.

Pour nous, les ruines sont des rides gravées sur le visage vieilli de la ville. Elles agissent comme une mémoire vivante qui jalonne l’histoire de la ville et incorporent des expériences à la connaissance du milieu urbain. Elles ne constituent pas exclusivement un patrimoine historique, artistique ou muséologique, mais sont aussi des manifestations matérielles qui incorporent des expériences du passé et servent à créer une géographie des sentiments.

Des ruines surgissent des ombres « virtuelles » à la réalité affaiblie, mais qui  conservent poétiquement la présence de la ville, et se chargent de restaurer les liens temporels avec le passé. À l’instar de Deucalion, elles font renaître la race humaine à partir de chaque perte : les pierres (les os de la < Terre Mère >) sont la matière à partir de laquelle se reconstruit la race humaine.

C’est pour cette raison que les ruines doivent être traitées avec le respect révérencieux que nous devons au passé, mais aussi avec le pragmatisme convaincant que nous devons au présent. On peut ainsi parler, en termes opérationnels, d’une relation stimulus—réponse qui peut être mesurée et quantifiée en termes sociaux. Le voyageur, mais non pas le touriste, connaît ou tente de connaître l’histoire, les traditions et les manifestations artistiques que la ville lui offre. Il sent qu’il est poussé vers un territoire où ses normes habituelles ne vont lui être d’aucun secours, et que cela vaudra la peine dans la mesure où il y découvre des choses qu’il n’aurait pu imaginer, et non seulement des paysages (des ruines, en l’occurrence), mais des recoins de sa propre conscience, des galeries de ses sentiments, des îles vierges de son imagination et de son regard.

C’est ainsi que les ruines, dans leur destruction, construisent des itinéraires sentimentaux qui s’imposent par leur force potentielle. Elles reflètent non seulement ce qu’elles sont, mais aussi ce qu’elles ont été, et elles rendent aussi possible, chez celui qui les contemple, une position vis-à-vis de l’histoire et de la mémoire qui constitue le coeur caché de la ville. Pour le connaître, il faut d’abord se sentir possédé par la ville, s’y perdre sans guide, comme on se perd dans une forêt — métaphore très réussie de W. Benjamin —; il faut laisser les labyrinthes s’imposer à notre mémoire. Il est très difficile de faire prise sur la ville dans la fuite du temps, et nous ne pouvons la rendre immortelle qu’à travers son passé ruineux. De la rencontre passionnée entre une ville et celui qui la perçoit naît alors une relation naturelle et énigmatique qui laisse derrière elle un sillage de mystères antiques et indéchiffrables.

LE PRÉSENT EN TANT QU’ASCENSION IMPARABLE DU DÉSORDRE : LA VILLE ET SES ZONES GRISES

La mondialisation actuelle du système économique rend les processus de production et d’utilisation des sols de plus en plus semblables. De plus, l’exécution de ces processus de façon instantanée (révolution des communications, de l’information) fait que leurs effets sur la forme et l’usage de la ville soient très rapides et uniformes, ce qui crée en retour des formes et des usages eux aussi toujours plus semblables.

Depuis la Renaissance, l’ordre a gagné la partie au désordre : géographiquement, par exemple, où l’on a assisté à la réduction des espaces incontrôlés, qu’ils se trouvent dans les villes ou n’importe où dans le monde. Dans les premières, l’ordre ne cessait de progresser, jusqu’au point de nous laisser accroire, comme s’il s’agissait d’un mythe, que nous finirions par avoir une ville transparente où tout serait contrôlé et connu (G. Orwell, 1984). Dans de telles villes, le citadin perdrait une partie de sa liberté, mais il jouirait d’une sécurité absolue, et il serait impossible d’établir une topographie de la peur telle que la fit Duncan en 1977, pour la ville de New York.

Toutes ces idées ont été tout-à-coup reléguées à un second plan. L’illégalité, l’insécurité sont en plein essor. C’est ce qu’Alain Minc nomme le phénomène des « zones grises », ces lieux situés en plein coeur des démocraties où s’installent l’ombre et l’exclusion. Il s’agit de zones qui sombrent dans une certaine anarchie, dont la trame complexe est difficile à cerner, et où l’on assiste à des rapports troubles entre société officielle et société clandestine, entre affaires honnêtes et malhonnêtes, entre l’argent sale et celui qui n’a pas d’odeur.

De façon surprenante et imprévue, tout se retourne comme une crêpe. D’immenses espaces retournent à leur état naturel ; l’illégalité reprend droit de cité au coeur des démocraties ; les maffia cessent d’être des archaïsmes en voie de disparition pour devenir une forme sociale en pleine expansion : de nombreux citoyens, même au sein des sociétés les plus riches et sophistiquées, sombrent dans l’obscurité et l’exclusion.

Cette hypothèse, développée par Minc, concerne des régions entières qui sombrent dans l’anarchie, et elle corrobore l’idée d’avènement d’un nouveau Moyen‑Âge qui transforme les éléments ordonnateurs de la civilisation en « Terra Incognita ». Sans aller jusqu’à cette analyse globale, qui n’est pas l’objet de ce modeste article, il faut toutefois reconnaître qu’une certaine opacité s’est emparée de nos villes, cependant que les institutions restent à l’écart de cette commotion. Elles ne se rendent pas compte que, peu à peu, elles perdent de plus en plus de pouvoir  sur une partie de la ville qui, elle, s’agrandit.

Selon Minc, le gris avance de toutes parts, sur les territoires, dans les sociétés et dans les réalités virtuelles. La confusion devient un élément typiquement social. Ce problème ne serait pas si crucial si les institutions, croyant  que ce problème faisait désormais partie de l’histoire, ne restaient étrangères à cette difficulté. L’État ou les institutions locales ont beau se montrer pointilleux et omniprésents, la vérité est qu’ils perdent du terrain. La société officielle disqualifie, de façon plus ou moins intentionnelle, ces zones, et sa capacité de concurrence vis-à-vis de l’offre du marché libre s’en trouve affaiblie. De plus, les préjugés s’installent dans le noyau de la société officielle, étiquetant les habitants, qui sont associés, dans les images collectives, à de mauvaises réputations, à des modes sociaux déviants. Cela entraîne que, se trouvant en butte aux difficultés d’embauche dans d’autres quatriers, ils se replient sur eux-mêmes dans la misère de leur bunker…

La complexité urbaine actuelle, qui trouve son expression dans la quantité d’éléments, de composantes et de fonctions en conflit et en interaction, vient encore ajouter le facteur d’une consommation d’espace accrue. L’urbanisation diffuse augmente la dégradation des ressources et favorise la rupture d’équilibres. Cette diffusion urbaine vers la périphérie et les zones intermétropolitaines transforment ces enclaves en lieux marginaux où augmente une population à faibles revenus ou d’immigrants non qualifiés.

La complexité de cette situation dérive du fait que les pouvoirs politiques, aveuglés ou obnubilés par la recherche de solutions à des problèmes définis, laissent ces indéfinitions augmenter. Les pouvoirs officiels reculent, perdent du terrain dans toutes leurs fonctions sociales et répressives, incapables qu’ils sont d’encadrer une réalité qui retourne aux règles de fonctionnement les plus primaires et élémentaires. Les normes juridiques en franche expansion soutiennent — ce sont les mots de Minc — le fonctionnement de la société officielle. Les procédures sociales, qui semblent de plus en plus complètes, laissent en réalité s’échapper chaque jour de nouvelles couches sociales. La répression, qui prétend faire face aux formes de délinquance les plus sophistiquées, doit en fait cohabiter avec une illégalitée elle aussi en plein essor.

Ces espaces deviennent donc des espaces déshérités et abandonnés, ils deviennent opaques au regard politique, et l’on aboutit alors à une situation surréaliste où le pouvoir regarde ailleurs et oublie ces zones, qui sont déclassées en tant que zones visibles, et sont reconnues et identifiées à des mondes obscurs où règne la drogue, la prostitution, le vol, etc… C’est ainsi qu’elles deviennent de véritables points noirs sur la carte mentale de la ville, de sorte qu’il est possible d’observer, dans n’importe quelle ville, de véritables cartes mentales de la crainte.

Il est évident que cette situation est facilement identifiable dans les grandes villes et qu’elle est moins nette dans les petites, ce qui ne veut pas dire que ces dernières y échappent. Par ailleurs, leur nombre, loin de diminuer, augmente partout. La raison en est bien simple : la concentration dans les villes augmente  de jour en jour, et une proportion croissante de ces masses de population qui se rapprochent de la ville à la recherche de meilleures conditions de vie se trouve refoulée vers ces zones, dans l’espoir de modifier leur situation de départ.

Nous ne pouvons accepter que la victoire du libéralisme démocratique ait pour conséquence inévitable l’ascension des zones grises. Les pouvoirs politiques doivent reconnaître le problème et, pour le moins, essayer de le résoudre. Il faut cesser de marginaliser ces zones qui, oubliées par leur propre ville, engendrent des sentiments de désolation et de non-appartenance à celle-ci.

Les itinéraires sentimentaux qu’une ville produit chez ses habitants ou chez ceux qui la visitent sont, dans la terminologie borgienne, comme des jardins qui bifurquent : chacun d’eux frôle ou glisse sur les autres. Selon l’endroit où nous mettrons l’accent, nous trouverons une ville ou une autre. N’importe lequel de ces itinéraires, s’il est parcouru avec le coeur, en regardant posément, sans se presser, ajoute une vision de la ville qui restera inscrite dans notre mémoire vivante et humaine, et peu nous chaut qu’elle s’inscrive aussi sur les froides et statiques photographies muettes.

Dr. Ramón ROMÁN ALCALÁ
Prof. Titular de Filosofía