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des mobilités dans tous leurs états, JEAN-DIDIER URBAIN

Des mobilités dans tous leurs états…

 

 

Jean-Didier URBAIN

Professeur de sociologie à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, Jean-Didier URBAIN a publié :

La société de conservation : étude sémiologique des cimetières d’Occident (Payot, 1978) ; L’archipel des morts (Plon, 1989) ;

L’idiot du voyage histoires de touristes (Plon, 1991, Payot, 1993) ; Sur la plage : moeurs et coutumes balnéaires (Payot,

1994) ; Secrets de voyage, menteurs, imposteurs et autres voyageurs invisibles, (Payot et Rivages coll. Essais 1998). Ce texte

reprend une intervention effectuée dans le cadre de journées d’étude et de réflexion sur la mobilité organisées par le CJB et la

fondation Hassan II à Rabat.
Bien que mes recherches se soient principalement tournées vers l’étude des mobilités vacancières, les questions
que posent les spécialistes de l’observation des flux migratoires (émigrations, circulations, déplace-ments et autres
voyages en cette région du monde, en Méditerranée occidentale, à l’interface de deux conti-nents) tempèrent mon
sentiment de « décalage » vis-à-vis des leurs préoccupations principales. Il s’agit bien en effet de s’attacher à penser
toutes les mobilités dans le même mouvement, en tentant notamment de répondre à ces questions essentielles :
Comment parle-t-on des mobilités ? Quels mots emploie-t-on pour cela ? Peut-on envisager une typologie des
mobilités ? Ces questions ne me sont pas étrangères. Elles concernent en effet les mobilités « dans tous leurs états »,
quelles qu’elles soient, professionnelles ou de loisir, économiques ou d’agrément, vécues, observées ou racontées.
Les mobilités dans tous leurs états ? Je n’en évoquerai que quelques-uns, à savoir ceux de la mobilité comme
usage, comme concept et comme objet de récit.

LA MOBILITÉ COMME USAGE
 
Je ne suis pas un spécialiste ; plutôt un généraliste. Bien que ma recherche ait pour point de départ l’étude d’une
forme particulière de mobilité, le voyage touristique, j’ai néanmoins voulu développer à travers cet objet une
réflexion générale sur le voyage et, plus précisément, une anthropologie de l’imaginaire du voyage. Le choix d’une
telle démarche place donc fatalement au centre le problème de l’identité du voyageur : de l’homo viator, de son être
spécifique ou de sa différence, tels qu’on peut espérer les reconstruire à travers l’étude de ses comportements, de ses
attitudes (ou de ses discours) et de ses espaces.
Le problème de l’identité du voyageur pose d’emblée des questions simples (mais essentielles), telles que :
qu’est-ce qu’un homme qui voyage ? Ou qu’est-ce qu’un voyageur ? Comment et pourquoi voyage-t-il ? Et,
finalement, incontournable, celle-ci : qu’est-ce que voyager ?
Ces premières questions en induisent d’autres, corollaires : Quel rapport existe-t-il entre voyage et mobilité ? Ces
termes sont-ils synonymes ? Si non, pourquoi ? Si oui, dans quelle mesure ? Quel rapport entre voyage et tourisme ?
Et, par conséquent, entre voyageur et touriste ? Voyageur et migrant ? Voyageur et nomade ? Quel rapport entre
tourisme et migration ? Entre touriste et nomade ? Migrant et touriste ? Émigrés et vacanciers ?
Car les termes de migration et de nomadisme sont des mots notamment employés en anthropologie du tourisme,
hors de leurs sphères d’usage initiales ou habituelles, et cela sans que ce déplacement d’emploi, qui relève de la
métaphore, soit nécessairement explicité et légitimé. Loin de les résoudre, cela ajoute ainsi aux problèmes de
définition des pratiques et des concepts de la mobilité. Dans quelle mesure peut-on parler de migration vacancière ou
de nomadisme touristique ?
Trois pôles structurent et définissent, tout à la fois, l’unité et l’hétérogénéité de l’homme, donc sa com-plexité. Ce
sont :
- ses attitudes (dimension psychologique) ;
- ses comportements (dimension somatique) ;
- ses espaces (dimension territoriale).
En l’occurrence, ces trois pôles de structuration de l’homme engagé dans une mobilité, quelle qu’elle soit,
définissent respectivement :
1. sa perception du monde (aspect phénoménolo-gique) ;
2. sa façon d’agir (aspect pragmatique) ;
3. les lieux où il projette l’une et y inscrit l’autre (aspect topographique).
Ces trois pôles simultanés, qui participent et témoignent de l’identité de l’homme en mouvement (circulant ou se
déplaçant), sont en perpétuelle inter-action. Il paraît dès lors difficile, voire impossible, de penser l’un de ces pôles
sans s’interroger sur les relations qu’il contracte avec les deux autres – qu’elles soient de complémentarité, de cause,
de conséquence, de contrariété ou de parfaite symbiose. Par exemple, comment penser l’espace du touriste, sans
penser corrélativement à la perception qu’il en a, à l’image qu’il s’en fait, et à la conduite qu’en conséquence il y
inscrit ou projette d’y inscrire. Ou encore comment penser le comportement du nomade en faisant abstrac-tion non
seulement de l’espace où il se loge mais, outre la perception de cet espace par cet homme, de la perception que le
nomade a de sa mobilité, de sa propre conduite, c’est-à-dire de la signification qu’il lui attribue explicitement ou
tacitement. De même, l’attitude de l’émigré, dans son pays d’accueil ou de retour chez lui, etc.
Il y a là une circularité des déterminations entre « regard », « usage » et « lieu », qui définit, entre autres
mobilités, le voyage touristique ou la circulation nomade. On ne peut pas ne pas la prendre en consi-dération, dans la
mesure où cette circularité induit des mobilités, circuits ou déplacements (sous la forme d’attractions ou de flux
dominants), mais peut tout aussi bien les interrompre à des moments de l’histoire et induire à rebours des courtscircuits
(sous la forme de désaffections, d’abandons, d’arrêts ou de détournements de flux).
Je me permets d’insister sur ce point à la fois théorique et méthodologique parce que, d’une part, ces trois pôles
forment un système fondamental au regard de l’anthropologue, un système qui n’est pas lui-même autre chose qu’un
système de modèles articulant entre eux modèles de représentation, modèles d’usage et modèles d’espace.
Soit trois groupes de modèles interdépendants qui sont : d’interprétation du monde, de définition de l’action et
d’identification des lieux.
C’est à la confluence de ces trois modèles que s’en dessine un quatrième qui les englobe, à savoir un modèle
culturel de la mobilité que présuppose toute pratique du mouvement, dont le tourisme ou le noma-disme par
exemple.
Ces trois modèles renvoient les uns aux autres et le système qu’ils constituent demeure opérationnel, efficient,
tant qu’il en est ainsi. Mais qu’un de ces modèles vienne à se modifier, perturbant les inter-actions, et le système sera
dans un premier temps déséquilibré (c’est le court-circuit évoqué plus haut) puis, dans un second temps, reconfiguré,
la modifi-cation de l’un des pôles entraînant celles des autres : d’où, de l’anamorphose à la métamorphose, l’apparition
d’un nouveau modèle culturel, réformé ou trans-formé, corrigé ou mutant. Le passage de la visibilité à
l’invisibilité du départ en vacances, que j’évoque dans Secrets de voyage1, en est une illustration.
Je me permets également d’insister sur ce point de méthode et de théorie parce qu’au vu du programme qui nous
réunit, il me semble que, à bien des égards, son organisation tripartite2 recoupe ces trois pôles. Le premier, en faisant
des circulations observables le nerf de sa réflexion me paraît renvoyer aux modèles d’usage. Le second, qui veut
réfléchir sur les pôles géogra-phiques d’un itinéraire semble renvoyer aux modèles d’espace. Et le troisième, en
évoquant la mobilité comme projet, ne réfère-t-il pas aux modèles de repré-sentation ou de perception en amont de la
mobilité ou de son vécu ?
Alors, vous direz-vous peut-être, pourquoi avoir pris le touriste comme acteur de référence ? Certes, le tourisme
est une forme majeure de la mobilité de cette seconde moitié de siècle (mais ce n’est pas la seule) et ses enjeux
économiques, sociaux et culturels sont consi-dérables, tant il est un vecteur d’acculturation accélérée.
Mais ce n’est pas cela qui a motivé en priorité ce choix initial. C’est que, d’une part, fort de son « irresponsabilité
éthique » (comme l’écrivit Roland Barthes) ou de la non obligation socioéconomique qui guide sa pratique de la
mobilité, le touriste, qu’il soit d’élite ou de masse, pionnier ou pèlerin, est l’acteur d’une mobilité non pas gratuite
mais, en apparence du moins, sans raison impérative ou sans motif d’impor-tance. Contrairement au missionnaire, au
travailleur émigré ou à l’ethnologue, le touriste est un itinérant pauvre en motifs ou en alibis, voulant dire par là que
ses usages, ses choix de mobilité et de destination tendent à se réduire à l’expression brute d’un imaginaire du
voyage que ne viennent guère ou fort peu brouiller d’autres finalités. Voyageur que n’emporte aucune « cause » ou
nécessité, le touriste désire tout haut ce que d’autres rêvent tout bas. C’est là son « moindre défaut » et l’un de ses
intérêts principaux.
D’autre part, et surtout, le tourisme (au sens large de mobilité d’agrément) est un des derniers produits historiques
de la mobilité. De ce fait, par imitation et simulation, toutes les formes de mouvements qui l’ont précédé tendent à se
récapituler en lui : nomadisme, vagabondage, exploration, séjour, etc… Le tourisme est à bien des égards un lieu de
synthèse et de reproduction ludique, symbolique ou rituel de modèles préexistants. Bachelard (en commentaire d’une
célèbre métaphore de Descartes) écrivit que l’éponge « nous montre la spongiosité. Elle nous montre comment une
matière s’emplit d’une autre matière ». Le touriste, lui, est un itinérant-éponge, qui s’est empli d’autres itinérants,
dont il se réapproprie, et résume (à tort ou à raison et plus ou moins bien, il est vrai), les regards, les usages et les
espaces d’élection. Il est de ce fait, au fond de l’éprouvette de la mobilité, une sorte de précipité de ses diverses
formes.
Le modèle culturel du touriste devient ici un paradigme (au sens linguistique du terme) en ce qu’il se subdivise
ou se décompose en une panoplie de mentalités, une série de pratiques et une collection de lieux observables dans le
cadre de l’expérience touris-tique : attitudes, comportements et espaces. De ce point de vue, le champ du tourisme est
un peu une sorte de laboratoire de la mobilité, avec ses inventeurs, ses expérimentateurs, ses échantillons-types de
population et ses comptes-rendus d’expérience. Ces derniers se nomment rapports administratifs, typologies,
relations de voyage (récits, journaux, correspondances ou cartes postales), photographies et autres témoignages.
 


LA MOBILITÉ COMME CONCEPT
 
Puisque c’est « des mobilités dans tous leurs états » qu’il s’agit ici – et ces protocoles d’expertise, d’analyse et de
diagnostic étant posés -, qu’en est-il tout d’abord de la définition des formes et des types de la mobilité ?
Comme fait humain émanant d’un modèle culturel, la mobilité est donc un événement qui résulte de la
conjonction d’un projet (d’un modèle de représentation), d’un théâtre des opérations (d’un modèle d’espace) et d’un
usage scénographique (d’un modèle d’action). Il me semble alors qu’il faut en premier lieu distinguer deux logiques
principales de mobilité :
- Celle qui relève en propre de la migration ou du déplacement, au sens étymologique des termes. Migration, du
latin migratio, signifie « passage d’un lieu à un autre », lui-même dérivé de migrare, qui signifie « changer de
résidence ». Dès le XVIe siècle, migration a le sens de « déplacement d’une population qui quitte un pays pour un
autre ». De fait, déplacement réfère à un mouvement limité ou fini qui signifie « changer de place », autrement dit à
une mobilité de transfert – de résidence ou de sédentarité. Ici, l’itinéraire (signifiant « chemin à suivre pour aller d’un
lieu à un autre ») qui caractérise cette première forme de mobilité, renvoie donc à l’idée d’un parcours de transplantation.
- Celle qui relève en propre du périple ou du circuit, au sens, une fois encore, étymologique des termes. Périple,
du latin periplus, signifie « navigation autour d’une mer, d’un continent », emprunté du grec periplous, composé de
peri, « autour » et de plein, « naviguer ». À la fin du XIXe siècle, même si cet emploi est jugé abusif par les puristes,
périple en vient ainsi à signifier spécifiquement une mobilité circulaire, dont le point d’arrivée se confond avec le
point de départ – ce à quoi renvoie également circuit, du latin circuitus, « faire le tour », dont le dérivé verbal sera
circuler. Ici, l’itinéraire, qui caractérise cette seconde forme de mobilité, renvoie donc à l’idée d’un parcours de
circulation.
Bien sûr, cela une fois posé ne suffit pas à définir la mobilité dans tous ses états, même si cela permet de
distinguer deux types fondamentaux de mobilité – deux perceptions, deux usages et même deux espaces bien distincts
(car n’est-ce pas son usage qui fait l’espace ?). Encore faut-il, afin de ramifier cette opposition initiale, intégrer des
modalités introduisant de la variation – ce qui, on va le voir, nous conduit notamment à identifier le voyage comme
une catégorie particulière de la mobilité.
Qu’il s’agisse de transplantation ou de circulation, ces modalités seront temporelles et porteront donc sur le fait
que la mobilité de transfert ou de circulation peut être durable (prolongée ou perpétuelle) ou bien alter-native
(éphémère ou provisoire).
Quand la transplantation a pour modalité temporelle le durable, la migration devient alors émigration et renvoie à
un procès de sédentarisation. Notons à ce propos que le malaise de nombre d’émigrés provient du décalage ou de la
dysharmonie entre un usage de la mobilité de transplantation, qui relève du durable, et d’un projet, qui relève de
l’alternatif : d’où un vécu déséquilibré de l’espace d’installation, lieu de séjour permanent qui, miné par l’idée du
retour, devient ainsi un lieu d’exil.
Quand la transplantation a pour modalité temporelle l’alternatif, la migration devient alors séjour ou encore
villégiature et renvoie alors à un procès de résiden-tialisation. Ici, personnellement, je distingue radica-lement dans la
sphère du tourisme, la villégiature du tourisme proprement dit, en tant qu’il s’inscrit dans la logique d’un parcours de
circulation, tandis que la première s’inscrit dans celle de la transplantation. Par opposition au tourisme, le nerf de la
villégiature est l’installation. Comme l’écrivit (une fois encore) Roland Barthes, un résident est « un touriste qui
répète son désir de rester » – mais qui, au bout du compte, inscrit dans l’alternatif, arrête un jour de répéter ce désir,
et s’en retourne chez lui.
En contrepoint de cette réflexion, on pourrait dire que l’émigré exilé évoqué plus haut est, quant à lui, un résident
qui répète son désir de partir ; mais qui, inscrit dans le durable et vivant mal cette contradiction entre usage et projet,
désespère finalement de retourner chez lui.
Quand la circulation a pour modalité temporelle le durable, le périple devient alors nomadisme et renvoie à un
procès de « mise en itinérance » perpétuelle. Comme le notait justement l’écrivain-voyageur Bruce Chatwin, dans Le
chant des pistes, pour le nomade, la mobilité n’a ni début ni fin. C’est sa résidence qui relève de l’alternatif, en tant
qu’elle est toujours de transit.
Quand la circulation a pour modalité temporelle l’alternatif, le périple devient alors exploration, pèlerinage,
compagnonnage ou tourisme et renvoie à un procès de mise en itinérance provisoire. Cette mobilité, contrairement à
celle du nomade, ne se conçoit et ne se définit au fond que par l’idée du retour à un point résidentiel de référence,
source et but à la fois. D’où, me semble-t-il, cette utilisation abusive du concept de nomadisme dans le cadre de
l’anthropologie du tourisme – et aujourd’hui en sociologie – qui voit du nomadisme partout. De surcroît, cet emploi
figuré du concept, sans précaution d’usage, l’amalgamant à l’errance ou l’associant au vagabondage, confondent
ainsi l’ambulant et le divagant.
Le nomadisme est le contraire du voyage au sens de sortir de soi, de chez soi, de passer des frontières ou encore
d’affronter l’imprévu. Le nomade est un homme de territoire et de répétition qui est chez lui dans la mobilité. Il n’en
sort donc pas en circulant. Au contraire, il y reste. Ce n’est pas un sédentaire en vadrouille – et des questions comme
celles que se posèrent un Kerouac ou un Chatwin n’ont aucun sens pour lui : « Pourquoi ne suis-je pas resté chez moi
? » s’interroge le premier (Les anges vagabonds, 1965) et « Qu’est-ce que je fais ici ? » est le titre d’un ouvrage du
second (What am I doing here ?, 1989).
Je me souviens d’une rencontre avec un poète Touareg nommé Awad. Il s’opposait justement à cette récupération
du nomadisme par le regard occidental, ce dernier voyant dans le nomade un modèle de l’errance et du voyageur. Le
nomade ne devient un voyageur que dans ce regard-là ; et ce nomade de rappeler à cette occasion que les gens de sa
culture circulent à l’intérieur d’un territoire, selon un itinéraire programmé, voire ritualisé, ce qui les définit bien
davantage comme des sédentaires parcourant leur territoire – tout comme d’autres explorent leur domaine sans sortir
de chez eux : « Est-il assuré que circuler soit le contraire d’habiter, que le premier incite à la célérité et le second à la
sédentarité ? » se demande Pierre Sansot. Il répond : « Il nous paraît possible de dépasser dès maintenant cette
opposition – du moins dans certaines circonstances. Habiter, c’est d’abord avoir des habitudes à tel point que le
dehors devient une enveloppe de mon être et du dedans que je suis. C’est pourquoi on peut affirmer que, d’une
certaine manière, j’habite une ligne de bus, dès lors que je l’emprunte chaque jour » (Du bon usage de la lenteur,
1998). L’année est au nomade ce que la journée est à l’utilisateur régulier du bus. Après tout, que ferait un nomade
s’il prenait des vacances, inter-rompant sa mobilité coutumière ? Partirait-il en… voyage ?
C’est bien pourquoi il me paraît légitime de distinguer le voyage de la mobilité – ou le voyageur du voyageant. Le
nomade, qui naît et meurt dans la mobilité, qui vit dans la mobilité comme on respire, dont le voyage est sans début
ni fin, n’est pas un voyageur ; pas plus, me semble-t-il, qu’un sédentaire qui n’aurait pas l’idée de l’ailleurs et l’envie
(le projet) de s’y rendre un jour ou, au contraire, casanier volontaire, de n’y aller jamais, ne serait véritablement un
sédentaire. L’un et l’autre, ce nomade et ce sédentaire, sont dans des univers homogènes, des mondes sans contremondes,
sans alternative ou sans contraire ; or c’est de cette alternative, de ce contraire, vagabondage du séjour dans
l’ailleurs s’opposant à la mobilité ou à l’installation dans l’ici, que le voyage naît, c’est-à-dire son concept – son idée.
On peut circuler ou se déplacer et ne pas voyager. L’important est donc dans l’idée, c’est-à-dire le projet. Or le projet
est un des trois modèles constitutifs du modèle culturel, ce qui repose le problème de la circularité, de l’interaction de
ces modèles.
Je serais enclin en dernière instance à penser que c’est l’image qui fait voyager – et donc que usages et espaces
suivent les « humeurs » du modèle de représen-tation, c’est-à-dire du projet. Si c’est l’usage qui fait l’espace, alors
c’est 1’idée qui fait l’usage, précipitant souvent le voyageur dans une réalité qui n’est pas à la hauteur de son image.
Cela revient ainsi à dire que voyager est d’abord un projet – et qu’une mobilité sans projet de passage dans l’ailleurs,
hors de chez soi, c’est-à-dire dans un espace perçu et vécu comme tel (et peu importe alors que cet espace soit
lointain ou proche, exotique ou non) n’est pas un voyage. C’est-à-dire, dans cette perspective phénoménologique,
que l’homme qui voyage est d’abord un homme qui a l’idée du voyage – qui déplace avec lui non seulement son
corps et une intelligence logistique (une compétence stratégique) mais encore un imaginaire : un modèle
d’interprétation ou de perception, un modèle de référence qui, selon les voyageurs, produit à des degrés divers la
sensation de dépaysement, d’altérité, de sortie réussie hors d’un univers initial et de ses repères – et ce quel que soit
l’espace.
Certains voyageurs confessent ainsi qu’ils se sentent presque partout chez eux (ou du moins comme chez soi en
certaines terres étrangères) et d’autres, au contraire, qu’ils se sentent étranger partout (y compris chez eux) – en
conséquence de quoi on peut appeler ceux-là des « voyageurs de l’immédiat ». Cet état d’étrangeté à domicile, il va
de soi, peut être perpétuelle et patho-logique ou bien provisoire et volontaire – à l’instar de Fernand Braudel déclarant
vouloir « parler de la France comme s’il s’agissait d’un autre pays » – comme s’il n’en était pas (L’identité de la
France, I – Espace et histoire 1986).
Mais, tout en demeurant dans la sphère psycho-logique de l’expérience du voyage, nous sortons ici de la sphère
de la mobilité – dans la mesure où ces voyages, qui définissent notamment l’état de l’ethnologue de proximité,
peuvent être dans certains cas immobiles ou presque !
Cette dimension existentielle du voyage, la seule observation ne peut la faire clairement percevoir. Tout au plus
peut-elle parfois contribuer à nous la faire deviner, à travers, par exemple, les stratégies sociales mimétiques,
fusionnelles ou d’assimilation des uns, et les stratégies de distinction, de résistance ou de repli des autres. À charge
dès lors, pour l’anthropologue, d’iden-tifier l’idée, de la décrypter, de découvrir, sous le costume physique du
voyageur, son costume psycho-logique. Pour ce faire, il faut avoir recours à d’autres sources, tels que les entretiens,
les témoignages et autres relations de voyage.

LA MOBILITÉ COMME OBJET DE RÉCIT
 
Pour finir, j’en viendrai au récit de voyage, c’est-à-dire, « dans tous ses états » narratifs, à la mobilité racontée, à
son exploitation scientifique ou à ses diverses utilisations heuristiques. Que nous apprend au juste du voyage et du
voyageur un récit de voyage ? Plusieurs niveaux de lecture sont possibles quant à la reconstruction du sens ou de la
réalité de la mobilité qu’ils racontent. C’est là une affaire de contrat de lecture entre le chercheur et l’auteurnarrateur-
voyageur.
Le premier contrat de lecture, le plus ordinairement passé entre auteur-voyageur et chercheur, peut être dit
fiduciaire. Il consiste à croire que ce qui est dit de l’expérience du voyage est vrai : actions, descriptions,
événements, sensations éprouvées. Sur la base de ce contrat, le récit est donc considéré comme un rendu référentiel -
une restitution ou un reflet de l’expérience – et analyse en conséquence comme ce à travers quoi le chercheur peut
reconstruire espaces et usages du voyage : les lieux et les comportements dans leur réalité, c’est-à-dire la pratique du
voyage elle-même, telle qu’elle est ou a été.
Seulement voilà, consciemment ou non, dans quelle mesure ce contrat est-il respecté par le narrateur lui-même ?
En ce domaine, comme en d’autres (et sans penser ici aux fabulateurs), le voyageur, en se pliant, même à son insu, à
certaines lois du genre ou à une façon de dire, est un menteur sincère. Dans quelle mesure dit-il vraiment ce qui est,
ce qu’il voit, fait ou mime ce qu’il ressent ? Il ne peut, au mieux, étant un modèle d’interprétation en mouvement,
que dire ce qu’il pense voir, faire ou ressentir, ce qui n’est pas la même chose.
Dès lors que l’expérience est passée au crible d’une théorie qui conditionne tout autant le souvenir que
l’expression d’une pratique, quelle est, à ce second niveau de lecture, la valeur de témoignage du récit de voyage ?
Le récit n’est plus tant le reflet d’un compor-tement qu’un filtre à travers lequel s’exprime une attitude, c’est-à-dire
l’image d’une pratique interprétée : édulcorée, censurée, idéalisée ou exagérée à des degrés divers. Aussi, distinguant
l’idée du voyage du voyage lui-même, le récit sera-t-il alors, en fait, la matière à partir de laquelle se reconstruit non
une pratique mais une phénoménologie de l’usage du voyage.
Quel est ce filtre ? Son identification détermine un troisième niveau de lecture et d’exploitation heuristique du
récit de voyage. Pour le définir, je ferai référence ici à Paul Ric oeur (Temps et récit, 1983-1985) et à René Girard
(Mensonge romantique et vérité romanesque, 1961). Du premier, on retiendra que la rationalisation de l’activité
cognitive et affective de l’homme procède toujours du désir d’une mise en intrigue du monde lui donnant sens. Et du
second, que ce désir présuppose un détour par un médiateur qui lui procure une image finalisée de lui-même, un
programme ou un scénario d’accomplissement : c’est-à-dire, un modèle de désir et d’action justifiant le choix
d’objet. L’un définit la fonction, et l’autre la nature du modèle de perception. Elles sont l’une et l’autre narratives : ce
filtre est narratif. On posera donc ici, hypothèse anthropolo-gique et historique, une inévitable médiation à l’origine
des discours sur le voyage.
On peut ainsi en venir à concevoir que le récit de voyage est toujours l’hyper-récit d’un hypo-récit, le premier
reprenant la structure ou le fond d’un récit antérieur qui détermine sa mise en forme et/ou son contenu : son style et
son sens. Dans ces conditions, ce troisième palier d’exploitation heuristique du récit de voyage sera une recherche
qui visera à identifier les médiations : les programmes narratifs de référence de la mobilité des voyageurs.
En résumé, nous sommes conduit à distinguer trois usages heuristiques possibles et complémentaires du récit de
voyage :
- L’usage référentiel, fondé sur un contrat de lecture fiduciaire, sur la base duquel le récit sert à reconstruire un
comportement, une pratique ou un vécu du voyage ;
- L’usage phénoménologique qui, relativisant le respect du contrat susnommé, se sert du récit du récit non pour
reconstruire une pratique mais une attitude, une perception ou une théorie du voyage ;
- L’usage hyper-narratif qui se servira du récit de voyage pour étudier l’interface entre pratique et théorie : le
rapport entre usage, discours et médiation.
Pour autant, cela ne veut pas dire que le récit de voyage au regard d’un souci d’objectivité est un matériau
inutilisable. Tout dépend de ce que l’on veut objectiver de la mobilité : ses pratiques, ses lieux ou ses mobiles.
Sous la mobilité, le mobile, qui renvoie à la question initialement posée :
Qu’est-ce qui fait voyager les hommes ? Qu’est-ce qui les fait se transplanter ou circuler ? La réponse est
toujours : le projet. Et ce projet structure l’imaginaire, comme le rêve a une forme narrative. C’est un scénario, un
roman, une image : dans tous les cas, c’est un programme d’action, déterminé par une représentation, qui s’est choisi
un lieu de réalisation. Tout part de là. Des cas récents montrent la puissance de l’image. Pourquoi, par exemple, les
Allemands de l’Est ont-ils voulu, après la chute du mur de Berlin, passer à l’Ouest sinon au nom d’une certaine
image de l’Occident ? Suivent les désillusions qui, ruinant le modèle, induisent les usages et les déceptions que l’on
sait. Pourquoi voyage-t-on ? Peut-être pour se fondre à une image, un récit, un scénario, espérant sa coïncidence avec
le réel. Seulement voilà, on l’a dit : le réel, bien souvent, n’est pas à la hauteur des ambitions du récit et la médiation,
qui a tout déclenché, se révèle être un fantôme de désir inadapté à la réalité. Reste, en conclusion, que la structure
anthropologique de l’imaginaire du voyage est une constellation de scénarios de possibles narratifs irriguant les
désirs de mobilité ; et que, en conséquence, la recherche sur la mobilité et le voyage ne peut pas faire, tôt ou tard,
l’économie de l’expédition dans ce labyrinthe des possibles : un dédale où l’on apprend, entre autres leçons, que si,
pour les uns, voyager, c’est être ou devenir étranger, pour les autres, c’est être ou devenir soi.
Notes :1. Jean-Didier Urbain, Secrets de voyage, menteurs, imposteurs et autres voyageurs invisibles, Paris : Payot et Rivages (coll. Essais), 1998, 464 p.
2. Détail de la rencontre.